Le lieu* en voie de disparition ?

Après qu’avec un soin minutieux, la Révolution et l’Empire ont démembré les anciennes provinces et éradiqué les références toponymiques de l’Ancien Régime, nous autres post-modernes poursuivons ce grand œuvre. Nous en avons même perfectionné la technique. Désormais, de tous côtés, on s’active avec entrain à la Grande Déconstruction. Le lieu est menacé de disparition.

Vous n’y croyez pas ? J’exagère, pensez-vous ? Prenons l’exemple de la commune française de Thaon-les-Vosges. Savez-vous que, de janvier 2016 à décembre 2021, cette malheureuse ville s’est vue un temps affublée du nom de « Capavenir Vosges » ? Il aura fallu rien moins qu’un référendum local pour réussir à redonner son nom à la ville, et évacuer cette dénomination «marketing » ridicule.

Sans doute les responsables de cette pantalonnade étaient-ils bourrés de bonnes intentions, mais au siècle précédent, elle aurait été impensable. C’est ainsi qu’insensiblement nous nous affranchissons de l’enracinement et de l’histoire. Voici venir le temps des espaces indéfinis, des «territoires » sans identité.

Les lieux n’ont plus de nom, et c’est pourquoi ils disparaissent. L’étrangeté et la singularité plient le genou devant la statue de l’Égalité** qui nous délie brutalement de toute attache historique et de toute filiation.

Les lieux n’ont plus lieu

Dans le monde où les lieux n’ont plus lieu, les pays cèdent la place à des espaces offerts à tout et à n’importe quoi, y compris la laideur. C’est ce qu’on nomme « l’aménagement du territoire ». Désormais, il n’y aura plus de lieu, mais un espace indifférencié. Cet espace sera, horresco referens, un espace sans identité. Les coordonnées GPS nous suffiront pour positionner nos gigantesques éoliennes, les hangars bariolés de nos zones commerciales et leurs interminables parcs de stationnement.

Car la fin des lieux, c’est aussi l’ouverture de la grande saison du saccage. Le territoire est une étendue offerte sans défense. Si la montagne n’est plus sacrée depuis longtemps, on croyait naïvement intouchable la beauté des paysages de la France. On se trompait. L’ustensilité, comme une lèpre, ne laisse indemne aucune parcelle. Les nuits campagnardes sont désormais peuplées d’obstinés projecteurs qui clignotent inlassablement.

Sur l’horizon de paysages jadis majestueux, ces clignotants semblent nous répéter encore et encore : « Nous sommes les maîtres, et jamais plus nous ne vous laisserons nous ignorer. Dans la guerre de la technique contre l’humanité, comme dans celle de l’utile contre le beau, nous, les machines, nous sommes les vainqueurs, et notre victoire est définitive ».

Que signifie être au monde ?

L’onomastique, cet art de bien nommer les lieux, est-elle également en voie d’extinction? Déjà, les prépositions ont changé. On ne vit plus « à » Paris ou « à » Quimper. On travaille « sur » Paris et on a un client « sur » Quimper. De quoi cette substitution du « à » par le « sur » est-elle le signe ?

Ces prépositions définissent notre mode de relation avec les endroits en question. Dire « je vis à Strasbourg », c’est dire tout autre chose que « j’habite sur Strasbourg». Dans le second cas, je suis avec le monde selon le même mode qu’un téléphone avec la table sur laquelle il est posé. Dans le premier, j’habite humainement le monde, et ma relation avec le lieu est alors sous le signe d’une préposition qui semble dénoter une sorte de datif. Or, le datif est riche de nombreux usages, notamment l’attribution et l’appartenance…

Le datif est le cas des compléments qui répondent aux questions « à qui ? » « à quoi ? », « pour qui ? » « pour quoi ? » Voilà bien des questions qui sont dans l’ordre de L’Urgence du sens !

Ce qui fait naître le lieu

« Être au monde » se dit-il comme on dit « je donne ma vie à la patrie ou à la science», en une sorte d’offrande de soi faite au monde ? Symétriquement, cette offrande ne fait-elle pas aussi naître le monde pour moi ? Et chaque nouveau-né n’est-il pas en quelque sorte constitutif du monde lui-même, puisqu’il le rejoint et s’y incorpore ?

Mais s’agit-il vraiment d’un datif ? Dans l’éventualité où des lecteurs auraient des lumières sur cette délicate question, je serais heureux d’avoir leurs commentaires.

Quelque soit la réponse à cette question, il reste que la relation entre l’homme et le monde n’est pas celle d’un téléphone avec la table qui le supporte. En effet, il faut souligner que le mot « lieu » ne désigne pas une chose du monde. S’il le fait, c’est seulement dans le rapport que l’on entretient avec celles-ci. Pour qu’existe un lieu, il lui faut des habitants pour le nommer, l’aimer, le visiter ou le fuir, le redouter ou le détester, et pour s’en souvenir, en y laissant leur marque. 

Lieu : une souffrance qui ne se connait pas

Sans le savoir, nous souffrons de cette indifférenciation, de cette neutralisation  discrète et silencieuse de l’espace. Les lieux disparaissent, et les touristes, ces pèlerins sans pèlerinage qui s’épuisent dans leur quête sans Graal, le ressentent confusément. C’est pourquoi ils s’efforcent, maladroitement et sans y prêter grande attention, de ressusciter les lieux par de discrets rituels.

Car ces lieux répertoriés, valorisés, ces hauts lieux du tourisme, sont depuis longtemps banalisés, anonymisés. Qu’à cela ne tienne ! On jette des pièces dans le bassin d’une fontaine, on accroche un cadenas à la balustrade d’une passerelle, ou encore, on « fait un selfie » pour ponctuer l’instant. Ainsi les amoureux gravent-ils leurs initiales dans l’écorce de l’arbre dont l’ombre protégea les ébats.

N’en doutons pas, nous saurons encore inventer d’autres rituels. Des rituels qui ne se savent pas, mais qui nous permettent encore de laisser une marque.

(…) Une statue dressée, c’est la terre habitée,
Et notre humanité, des pierres empilées,
Qui dressent son totem, qui érigent son dieu.

Tumuli, cairns et colonnes épigraphiques,
Pierres repères des steppes asiatiques,
L’érection toujours fait exister le lieu.

extrait de « Lieux 1 », in « Caresse du monde », N°77,
Jean-Marie Sonet, ÉD. Books-on-demand (2021).

Marquer un lieu, c’est le faire exister. Dans le monde d’avant, quelques pierres empilées y suffisaient, un monument, un signe pour marquer une frontière, un pèlerinage ou une tombe… Cette souffrance qui n’a pas lieu, qui ne se connait pas, souffrance silencieuse mais bien réelle, sert de toile de fond aux huit poèmes regroupés dans le n°10 du feuilleton poétique de l’année 2022. Ce numéro est disponible en e-Book chez l’éditeur.

* Non, il ne s’agit pas du poisson !
** Je propose ici un projet pour ladite statue de l’Égalité, dans le style « réalisme soviétique » (style de circonstance..). Son érection est urgente ! Je songe à ouvrir une souscription…